Toutes les familles ont des secrets de famille comme on le dit communément. Toujours abordés, jamais dévoilés, ils finissent par se faire oublier. A moins que ce secret soit si ancré dans les gênes qu'il finit par s'insérer dans la mémoire, la tradition locale, voire dans le drame social. L'un de ses secrets familiaux avait été dévoilé précédemment. Les quelques mots hésitant prononcés de temps à autre par ma mère avaient finalement trouvé leur cohérence (voir article : Des gênes inavoués du côté maternel).
Tous les secrets ne sont pas nécessairement reliés à une intervention peu scrupuleuse au niveau de l'hélice de nos chromosomes. D'autres vecteurs peuvent intervenir pour damner le pion aux lignes de transmission qui sont axées sur le lien familial. La question des héritages en est un. En voici un exemple.
Une phrase énoncée de temps à autre par mon père, Georges, m'était restée en mémoire. Elle disait clairement : On aurait dû hériter d'une maison à Bruxelles. D'un tempérament habituel peu loquace, comme la plupart des personnes de sa génération, cette phrase ne devait pas être anodine. Elle a continué à persister dans un coin de cet hippocampe de mon cerveau qui, paraît-il, est incontournable dans le processus de la mémorisation à long terme. L'énoncé de cette phrase apparaissait être le résultat d'une émotion contenue. Sans autres explications, il est devenu manifeste, au fil du temps, qu'elle découlait d'une situation non souhaitée. Que voulait-elle dire précisément ? Que cachait-elle comme secret familial ? Une phrase qui, une fois explicitée, démontrera que derrière le cocasse et l'imprévu se mélangent un timing indéniable d'actes officiels.
Au fil des recherches, les indices se sont déroulés progressivement. La mention de la ville de Bruxelles, seule piste crédible, allait permettre de remonter la pente. La seule personne, au niveau des chromosomes familiaux, qui présentait un lien avec cette ville ne pouvait être que l'horloger Emile PARFONRY. Il avait laissé suffisamment de témoignages pour le voir citer comme personne concernée. Et dans la lettre du 22 janvier 1930, adressée à Narcisse PARFONRY, la seule qu'il nous ait laissée, était énoncée avec précision l'adresse de la maison qui avait du être si convoitée par mon père (voir article : Une lettre de 1930). Il y était question de deux habitations au Square Marguerite1.
L'horloger Emile était l'oncle de l'instituteur Emile, mon grand-père. Il était marié mais n'avait pas d'enfant. De ce fait, la phrase de mon père, probablement dictée par son père, prenait tout son sens. Restait toutefois à éclaircir l'usage du conditionnel passé dans la forme verbale. Manifestement, une situation, mal négociée, avait du gripper le beau rouage de l'espérance, voire de la délivrance.
Certaines informations collectées de nos jours dans le hameau de Gobertange, lieu de sa retraite, devaient nous servir à éclaircir tout cela (voir article : Jules cherche à Gobertange). La robustesse de l'horloger semblait être un allié non négligeable. Selon la fille du couple de domestiques qui était à son service2, il avait même fait confectionner un costume, conservé dans le coffre d'une banque, destiné pour le jour de l'enterrement de son épouse. Simple détail prouvant manifestement que l'ambiance entre les deux époux ne devait pas ressembler à un climat de confiance. Il était d'autant rassuré notre horloger que par contrat de mariage de la communauté d'acquêts, reçu à Bruxelles le 7 septembre 1885, il y était stipulé une clause attribuant la totalité de la communauté au dernier survivant3.
Tout cela fut manifestement balayé, suite au décès, sans doute inopiné de l'horloger, en date du 19 septembre 1931. Le timing si bien orchestré se mit à se gripper le plus légalement. Par testament du 30 septembre 19313, soit 11 jours après le décès de son mari, Clémentine DEVOS, sans trop d'état d'âme apparemment, laisse Clément, Rosa et Céline DEVOS, trois de ses neveux et nièces, comme légataires universels. Anna, Henri et Emile PARFONRY, les trois neveux attitrés de l'horloger perdaient ainsi leurs droits. Un document atteste qu'elle leurs transmet, par un acte de licitation4 aux enchères publiques, la belle propriété de campagne, sise à Gobertange, pour une valeur de 60 000 francs5. Il en aura été de même vraisemblablement pour les propriétés du Square Marguerite à Bruxelles. Adieu veaux, vaches, cochons, couvées. Georges, en tant que fils unique d'Emile l'instituteur, n'aura jamais droit à son espérance. L'expression du remords, du regret dans le choix du conditionnel passé de la phrase de Georges y trouvait sa juste signification.
Preuve s'il en est que le décès inopiné de l'horloger aura occasionné une brisure intense qu'aucun élément matériel ou souvenir personnel ne viennent contredire. Aucune des montres à gousset de l'horloger, notamment sa célèbre "Boîte du Roi", ne furent retrouvées dans les effets personnels du grand-père. Clémentine DEVOS ne survivra finalement que dix mois à son époux, décédant le 20 juillet 1932. Suffisamment cependant pour que s'installe un secret familial qui n'engendra nullement de drame social, tout au plus permettant, par cet article, de retrouver sa cohérence après quelques 83 années.
1 Le Square Marguerite, avec le Square Marie-Louise et le Square Ambiorix, tous trois installés en enfilade rectiligne, fait partie du quartier des Squares à Bruxelles. Ils s'inscrivent dans l'extension Est de la ville. Constitué au départ d'une vaste esplanade bordée d'arbres avec un kiosque central, le Square Marguerite était entouré de maisons dont seules douze des habitations originelles subsistent de nos jours, remplacées par des immeubles à appartements de 10 étages. Construit entre 1875 et 1880, il était constitué de bâtisses présentant des styles architecturaux très riches, mélanges de néo-renaissance flamande et d'Art nouveau.
2 Laquelle habite toujours à proximité de la propriété à Gobertange ;
3 Selon actes transmis par le propriétaire actuel de la maison de l'horloger à Gobertange ;
4 Licitation : Mise en vente aux enchères, à l'amiable ou en vertu d'un jugement, d'un bien en indivision successorale ;
5 Il est difficile d'apprécier de sa valeur de nos jours suite aux dévalutations importantes (surtout périodes 1925-1930 et 1970-1980) ; sur base des données recueillies, ce chiffre équivaudrait à 32 792 €, ce qui n'est pas révélateur de sa vraie valeur pour 1930 ;