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12 juin 2014 4 12 /06 /juin /2014 17:15

     Il y a des circonstances dans la vie où on a l"impression de revivre une situation rencontrée plusieurs années auparavant. Phénomène qui le plus souvent peut finalement passer inaperçu car n'étant pas considéré comme relevant pour témoigner de l'avancement du temps et expliquer l'évolution des choses (ou même l'inverse). Deux photos ci-dessous vont servir à justifier cette réflexion1.

      Cette sensation de remonter les années, de revivre un instant, j'ai la nette certitude de l'avoir vécue à une occasion. Cet instant, renouvelé à trente années d'intervalle, n'est pas le résultat d'un phénomène fortuit, d'un moment non orchestré, bref du hasard. C'est le sentiment d'un indéniable chemin d'opportunités ressenties à la suite de la combinaison de différents facteurs déclencheurs. Pour souligner que le hasard n'est en rien le facteur aléatoire de ce genre de situations. 

       Le hasard n'existe pas. Celui qui croit le retrouver dans le numéro gagnant de son billet doit savoir qu'il n'est, pour le commun des mortels, que le fruit de coïncidences qui ont précédé sa réalisation, et pour le scientifique, que notre incapacité à comprendre un degré d'ordre supérieur2. Au lecteur, au scientifique à mettre simplement de l'ordre dans ses idées pour arriver au constat qu'il n'existe pas. Le hasard n'est que la mesure de notre ignorance,  martelait à tout bout de champs le mathématicien Henri POINCARE. C'est en se référant à cela que nous allons tenter de faire le lien entre les deux photos de cet article.

     La première remonte à l'année 1979. Jeune ingénieur agronome arrivé en juin 19763 à l'Office Régional de Mise en Valeur (ORMVA) du Loukkos (voir article : La conséquence d'un attentat au Maroc !), vaste périmètre irrigué établi dans le N-E du Maroc, on me charge de développer et superviser un programme d'expérimentations d'assez grande envergure puisque comprenant à la fois les céréales, les cultures fourrragères, le maraîchage, les cultures d'exportation sous serres, les cultures sucrières (betteraves et canne à sucre), bref de quoi devoir répondre au programme d'assolement défini pour obtenir le prêt auprès de la banque allemande de développement FkW (Kreditanstalt für Wiederaufbau - Institut de Crédit pour la Reconstruction). Rapidement, il devint évident que l'élément clef de la justification de ce financement résidait dans l'implantation de la culture de la canne à sucre sur la bande côtière sableuse du R'Mel, en bordure de l'Océan Atlantique. De Larache à Moulay-Bousselham, en passant par El Aouamra, Barga, Lala Mimouna, cette culture était prévue pour occuper 75 % de la surface agricole et venir compléter les surfaces déjà installées dans deux autres ORMVA (ceux du Gharb et de la Moulouya). Elle devait, par ailleurs approvisionner en aval une nouvelle industrie sucrière, la SUNABEL, installée à Ksar-el-Kebir et contribuer à la réduction des importations de sucre. Mis rapidement en exécution, le programme d'essais se développa en parallèle aux travaux d'infrastructure (barrage sur l'oued El Makhazine, déboisemant, nivellement, réseaux d'irrigation, constructions de multiples tours de mise en pression). Il fallait disposer de suffisamment de données chiffrées pour étayer l'ultime accord sur ce financement. Ce qui fut le cas au moment de démarrer les premières plantations en 1981. Les résultats obtenus au niveau de la Station expérimentale de Mise en Valeur Agricole (SEMVA) de Ghedira et de son annexe de Sakh-Sokh confirmaient les prévisions des fiches économiques initiales4. Mon rapport final5 comportera cependant un certain nombre de bémols sur la réussite de l'opération (concurrence des cultures maraîchères sous contrat, augmentation des rendements de l'arachide en irrigué, besoins en eaux d'irrigation conséquents, nécessité d'une main d'oeuvre abondante, risques de gelées), allant même jusqu'à énoncer "que l'on doive considérer les conditions d'établissement de la culture comme asssez marginales ".

      De récentes visites au cours de ces dernières années dans ce périmètre du Loukkos ont confirmé ce constat. Il n'y a plus de canne à sucre de nos jours dans cette plaine du R'Mel. Le maraîchage (haricot vert et surtout la fraise ) ainsi que l'arachide ont conquis l'espace. Des techniciens et développeurs audacieux, tels Gilbert BINTEIN et Philippe PENSIVY (société SOPRAM à LARACHE) pour la production de haricots de conserve, Omer ROUSSEL (groupement INSTRUPA-GOPA) pour l'intensification de l'arachide, mais tout particulièrement Virgilio AGUSTI, producteur de fraises (SOPRAG à El Aouamra), ont permis de façonner un nouveau profil de producteurs maraîchers de nos jours. Avec une valorisation économique à l'irrigation de 7,95 DH/m3 contre 0,95 DH/m3 pour la canne à sucre, et des marges brutes de 66 000 DH/ha contre 5 000 DH/ha pour la canne à sucre, on comprend aisément les raisons qui ont permis à la fraise de devenir la principale culture6

      Au final, l'essentiel pour le Maroc aura été d'obtenir le financement escompté à la fois pour la concrétisation du périmètre irrigué que de l'usine sucrière7. Il en est résulté une stabilisation de main d'oeuvre et de propriétaires terriens qui ont orienté au mieux les spéculations adéquates. Si vous y regardez bien, la fraise du Loukkos se retrouve sur les étalages de plusieurs grandes surfaces en Europe de nos jours. La région a désormais une renommée internationale grâce à sa production de fruits rouges exportés8. Au final, je n'ai été qu'un ingénieur permettant de donner l'aval sur un cadre prévisionnel d'orientations quelques peu biaisées au départ mais justifiées pour ceux qui envisageaient une prospection à plus long terme. En visionnant sur Google Earth les paysages actuels de cette région du Loukkos, entre Larache et Moulay Bousselham9, le lecteur comprendra que les investissements hydro-agricoles réalisés, il y a de cela plus de trente années, ont atteint les objectifs productifs, sociaux et économiques.

     Reste cette photo-souvenir réalisée par Jean CHAPELLE, mon collègue pédologue belge, chargé par le Directeur, Othman LAHLOU, de pérenniser les différentes étapes de l'avancement des actions menées pour la mise en valeur de ce périmètre irrigué du Loukkos. Une photo ou la satisfaction et la passion ne laissaient pas encore entrevoir le revers de la démarche. 

   La seconde photo est arrivée bien plus tard. Toujours avec en arrière-plan la canne à sucre, le contexte est totalement différent. Retraité récemment, mon travail d'historien de la mémoire familale m'avait amené à rencontrer nos très anciens cousins de France. Nous fûmes ainsi invités avec mon épouse, à parcourir la Guadeloupe (voir articles : Séjour chez Jacques en Guadeloupe, 5 parties), territoire ou la canne à sucre est liée étroitement à la période esclavagiste. La photo prise quelques trente années auparavant était restée dans le fond d'une boîte dans une armoire. Les années et surtout les activités diverses dans d'autres pays avaient effacé cet instant. Ce n'est qu'après plusieurs circuits touristiques sur l'aile droite du papillon que l'envie de faire une photo dans la canne est venue. A la vision de ces hautes tiges, le souvenir de mes jeunes années au Loukkos refaisait surface. Pour revivre, l'espace de quelques secondes, les sensations anciennes. Et reprendre presque instinctivement la même pose.

      Comment dès lors expliquer cette similitude dans la position pour les deux photos. Hasard, destin, fatalité, certainement pas. Tout au plus on peut parler d' instinct, de coïncidence. Je me réfèrerais plus volontiers à la mémoire des sens et des émotions qui s'étaient insérés quelque part dans un repli d'un lobe. Les facteurs déclencheurs ce sont eux dans ce cas. La vue de cet alignement, le toucher d'une feuille, l'odeur de poussière brûlante, le goût sucré d'un bâton de canne, le crissement des feuilles dans le vent ont réanimé les cellules adéquates. 

Quand il y a de l'ordre, il y a de l'information

Et quand il y a de l'information, il n'y a pas de hasard

    Voilà ce qu'écrivait Alan TURING (1912-1954), celui qui est considéré comme le père de l'informatique, et qui est parvenu à déchiffrer le code ENIGMA, utilisé par l'armée allemande pour protéger leurs transmissions pendant la guerre 40-45. Il y avait manifestement de l'ordre dans les cellules de mes neurones pour expliquer la réplique de la pose à trente années d'intervalle.

      Quant au poète Paul ELUARD (1895-1952), il reprend la phrase de TURING en employant une forme plus chaude, plus apaisante : Il n' y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous.           

 

1 Les idées reprises dans cet article font suite à la lecture du livre : La fin du Hasard, Igor et Grichka BOGDANOV, Ed. Grasset, 2013 ;

2  Jean GUITTON, Dieu et la science, Ed. Grasset, 1991 ;

3 En provenance de l'Office Régional de Mise en Valeur de la Moulouya à Berkane ou j'avais travaillé sur la vulgarisation des cultures betteravières d'avril 1975 à octobre 1976 ;

4 90 T/ha pour une canne vierge de deux ans et 65 T/ha pour une canne de repousse de 12 mois ;

5 PARFONRY Roland : Rapport final d'activités 1er juin 1976 - 31 mai 1983 ; ORMVAL - Service Productions Agricoles - Bureau des études, Bibliothèque ORMVAL, Ksar-el-Kebir (ronéo) ;

6 S. FEGROUCH, Hommes, Terre et Eaux n° 141, décembre 2008, Casablanca ;

7 L'usine est restée alimentée par la production betteravière développée sur les sols plus lourds de la plaine et des collines jusqu'en 2010 ;

8 Le premier au Maroc à avoir introduit et développé la fraise pour l'exportation dans le Loukkos (ferme de Sakh-Sokh à El Aouamra), dès 1976, fut mon ami espagnol Virgilio AGUSTI, disparu en janvier 2014 ; 

9  La dernière mise à jour est du 23 octobre 2014 ;

Devant une parcelle de canne à sucre en 1979 au Maroc (credit : Jean CHAPELLE)

Devant une parcelle de canne à sucre en 1979 au Maroc (credit : Jean CHAPELLE)

Devant une parcelle de canne à sucre en 2009 en Guadeloupe (credit : Martine LEMAIRE)

Devant une parcelle de canne à sucre en 2009 en Guadeloupe (credit : Martine LEMAIRE)

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commentaires

P
Roland merci pour ta promotion<br /> C'est bien sympa de penser à nous aussi.C'est vrai que nous avons également œuvré au développement de cette région en y implantant la culture du Haricot vert (avant la canne à sucre). C'est vrai que cela a été une révolution.Nous avons vu progressivement des habitations passer du bois à la brique,les moyens de transport de l'âne à la voiture.J'y suis retourné à quelques reprises avec ma famille et nous avons toujours été très bien reçu.Je garde toujours des contacts avec un agriculteur<br /> Abslam qui m'a beaucoup aidé dans mes débuts.
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P
Bonjour Roland <br /> Très intéressante ton analyse sur le Hazard avec en toile de fond nos années Maroc.Cela laisse libre court à la méditation.C'est très bien d'avoir cité Virgilio qui était un précurseur dans le monde agricole
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M
Cet article m'a beaucoup intéressée, souvenirs ,souvenirs........ Le profil a un peu changé mais l'important est de rester soi-même. Roland, tu n'as pas changé!!!
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S
Dommage que tu tiennes un objet dans la main droite. Tu n'aurais rien eu dans cette main, je suis certain que le bras droit aurait pris la même incidence vers la bas que celle de la seconde photo.<br /> Il est remarquable que la position des jambes et pieds soit parfaitement similaire sur les 2 photos.
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P
30 ans après, le poil a blanchi et le pantalon est raccourci mais le geste est toujours aussi sûr.<br /> Félicitations pour une telle constance. Amitiés PP
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L
Bravo pour le constat, Patrick ! On peut ajouter que l' homme n' a pas pris trop de &quot;brioche&quot; , ouf je suis rassurée ! Martine

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